Dernier film de Stanley “controlfreak” Kubrick, Eyes Wide Shut est également l’un des plus nébuleux. Stanley est connu, il est vrai, pour ses oeuvres plutôt conceptuelles. EWS traîne, en plus, une réputation d’oeuvre inachevée. Le réalisateur, en effet, connu pour ses retouches de dernière minute, décède quelques mois avant sa sortie. C’est d’ailleurs sur la base du doute qui entoure son statut d’oeuvre complète que la critique s’empresse de dénigrer le film au moment de sa sortie. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il acquiert ses lettres de noblesse.
La place centrale que tient l’érotisme dans son esthétique, également, n’est certes pas pour ravir la majorité. D’aucuns y ont vu, d’ailleurs un film vulgaire et lent. Il n’en est rien (pour la vulgarité tout du moins). Le film, tourné entre novembre 1996 et janvier 1998 en Angleterre est l’adaptation sur écran de La Nouvelle Rêvée d’Arthur Schnitzler. Mouvements de caméra fluide, plans travaillé, le goût prononcé pour la (magnifique !) composition de son photographe de réalisateur est au rendez vous. L’intrigue, quant à elle, reste fidèle à l’oeuvre originelle mais renferme des trésors de symbolisme kubrickien une fois transposée à l’écran.
Domination et féminisme
L’érotisme, on l’a dit, tient une place toute particulière dans EWS. Femmes nues et prostitution côtoient les, plus discrètes, caresses conjugales. Le sexe est présent dans les dialogues et est au coeur même de l’intrigue en ce que Bill ne peut se départir des confessions de sa femme. La caméra se fait voyeuriste et entraîne le spectateur au coeur de l’intimité de la famille Hartford.
La revue Positif pointe cependant, dans un article titré “Le secret de la Pyramide”, une signification beaucoup plus sérieuse qu’un simple rincement d’oeil. Eyes Wide Shut se fait alors résolument féministe. Domino, la prostituée, la jeune fille du magasin de costumes et même Alice, les personnages féminins sont ici toujours placés sous le joug de la domination masculine. La scène de la cérémonie secrète renferme alors tout le symbolisme de cette interprétation. Le cercle de femmes cristallise ainsi les abus subit par le “beau sexe”. Les masques représentent alors la dissociation de ces femmes des abus qu’elles ont pu subir et surtout le caractère systématique de ces derniers.
La présence de nombreux colliers ras du cou chez les personnages féminins serait un indice de plus pour signifier ce statut d’esclave de la gente masculine.
Le personnage d’Alice Hartford, surtout, fait l’objet d’un traitement tout particulier. La jeune mère de famille avoue, tout d’abord, à son mari ses penchants adultères et met ainsi la lumière sur les désirs féminins. “J’aurai abandonné famille et maison sur le champ”, dit elle. Une réaction qui est bien loin du cliché de la mère de famille parfaite qu’elle enseigne à sa propre fille. La scène du cours de math au cours de laquelle elle lui apprend à compter les revenus de personnages fictifs masculins est édifiante. La femme est belle, s’occupe des enfants, des comptes et est, surtout, vénale.
Une théorie répandue serait qu’Alice, elle même se soit retrouvée dans le rôle de la victime d’abus physique (en plus du carcan moral s’entend). Celle ci est corroborée par la symétrie des plans d’entrée du film (Alice qui se déshabille) et du cercle de femmes (qui se déshabille presque en miroir).
L’apparition du masque dans le lit conjugal appuie également cette interprétation. Les révélations des derniers jours ont permis à Bill d’ouvrir les yeux sur le genre féminin et principalement sa femme qu’il prenait pour acquise. Le masque est tombé, il la découvre enfin. La (fameuse) dernière réplique du film appuie alors la réappropriation de sa sexualité par une femme oppressée par le préceptes d’une féminité qui lui est étrangère.
“Vous dites que c’est une farce ?!”
Le centre de l’intrigue c’est la cérémonie. Chorégraphiée au millimètre, des psalmodies inversées, des symboles de partout, c’est l’ordre qui tente de contenir le chaos.
L’auteur du Da Vinci Code (2000), Dan Brown, déclare, by the way, que Kubrick lui aurait inspiré son portrait des sociétés secrètes.
Les participants après un important cérémonial laisse donc libre cours à leurs passions. Cette catharsis parfaitement orchestrée reste toutefois à visage couvert. Le masque est libérateur. Une fois revêtu, l’identité disparaît. Les passions peuvent alors se déchaîner sans retenue qu’elle soit sociétale ou personnelle.
Les membres de cette société secrète kubrickienne, d’ailleurs, ont d’autant plus besoin du masque qu’ils figurent les grands du monde “réel”. “Je ne pense pas que vous réalisiez dans quel pétrin vous vous êtes fourré la nuit dernière. Que pensez vous avoir vu ? Ce n’était pas de simples gens ordinaires. Si je vous dis leur nom, et je ne le vous dirai pas, mais si je le faisais, je ne pense pas que vous passeriez une bonne nuit.”, crie Ziegler à Bill lorsque celui ci commence à fouiner un peu trop.
Les réunions des riches et puissants de ce monde, objet de nombreux fantasmes et théories, continuent, en effet, de fasciner les profanes non autorisés à pénétrer les arcanes du pouvoir. On notera d’ailleurs pour la petite parenthèse histoire que de telles réunions masquées et costumées ont largement eu cours au sein des différentes cours d’Europe et le sont encore dans les cercles les plus sélectifs.
Pouvoir
L’objet principal de l’intrigue semble toutefois les jeux de pouvoir tout animal qu’ils puissent être. La société secrète n’est qu’un prétexte pour illustrer la vie underground, les bas fonds d’une société régie par une classe fermée aux non initiés. L’ordre imposé au cours de l’événement permet alors de légitimer les pulsions universelles. Plus encore, c’est l’individu confronté à la société et ses principes qui est, par miroir, figurée ici. Les relations hommes/femmes, les puissants et les autres, le couple… tout est question de pulsion et, surtout de domination (des autres et de soi).
Les bons parents respectables se disputent à propos de leurs flirts respectifs le pétard à la main. Le père va se laisser tenter par une prostituée. La mère, quant à elle, avoue avoir eu le désir de tout quitter pour le regard d’un autre homme. Les puissants usent de leur position et de leurs ressources pour de sympathiques soirées voyeuristes. On joue avec la vérité. Victor assure avec force à Bill que ce qu’il a vu au cours de la soirée n’était que bluff et mascarade pour lui faire peur. Le gala de la première action du film contient ainsi en substance tout le discours… Jusqu’à ce cri de Victor : “bas les masques”.
Kubrick nous livre ainsi une nouvelle variation de l’un de ses thèmes fétiches: le conditionnement. Celui ci est, en effet, très largement représenté dans sa filmographie. Son illustration la plus emblématique reste cependant la violente séance de thérapie du comportement dans Orange Mécanique (1972). Plus subtile ici, la manipulation est inhérente à la société. On manipule le peuple, son image et surtout soi même pour satisfaire les principes, l’ordre établi voire son propre statut. Le cadre des festivités de Noël (fête familiale et emplie de magie fantasmagorique) participe ainsi de cette apparence de conte voire de rêve symbolique que le cinéma, comme la psychanalyse, met en lumière.